Le temps est le drame de notre époque, bien plus que le mal de dos. Autrefois, le temps n’était pas linéaire comme nous nous le représentons aujourd’hui. Ce n’est que depuis quelques siècles qu’il l’est devenu, sous l’influence de Descartes en particulier.
Nous possédons tous au moins une montre et un calendrier. La montre, qu’elle soit à aiguilles ou digitale, nous permet de mesurer le temps dans la journée. Le calendrier nous permet de mesurer l’écoulement linéaire du temps au fil des semaines, des mois, des années. Il permet de se projeter dans l’avenir et de se souvenir du passé.
Mais que ce soit la montre ou le calendrier, les deux représentent le temps d’une façon linéaire : une ligne droite infinie sur laquelle se déplace inexorablement le présent à vitesse constante.
Le temps linéaire
Le concept usuel du temps semble pour nous évident et autosuffisant. Ce concept du temps est linéaire parce qu'il est perçu comme une ligne droite, infinie ou presque, sur laquelle on se situe, ou plutôt sur laquelle tout se déplace. Sur cette droite infinie, le « présent », point infinitésimal, progresse en sens unique, – pas question de faire marche-arrière ! – à vitesse constante, superbement indifférent aux événements. C'est si évident pour le bon sens qu'on n'envisage même pas que l'homme archaïque ait pu en avoir une autre perception.
Le diktat du chronomètre fait oublier que ce temps linéaire est en réalité :
a) une abstraction,
b) récente,
c) insidieusement délétère.
Le sablier
Newton avait encore une vision cyclique du temps, comme l'homme naturel, mais pour nous, le temps s'écoule uniformément, comme les grains du sablier : le vase supérieur, c'est l'avenir, dans le vase inférieur le passé s'accumule et le goulot entre les deux, où glisse le sable coloré, est le présent évanescent. Le sablier représente la vie : à la naissance le vase supérieur est plein puis, inexorablement, il se vide jusqu'au bout... Combien de sable reste-t-il dans mon sablier ?
Le temps a basculé dans le linéaire au XVIIe siècle, dans la nuit du 10 novembre 1619, quand le jeune Descartes a vu l'univers comme une immense machine, où tout s'expliquait et s'engrenait à la perfection. Une horloge cosmique en somme ! Il poussa l'idée mécaniste au point de la transposer sur le plan humain et d'écrire, dans son Traité de l'homme : « Toutes ces fonctions s'opèrent naturellement dans cette machine (le corps ) par la seule disposition de ses organes, non moins que les mouvements d'une horloge. » Et, toujours au XVIIe siècle, quand l'astronome hollandais Christiaan Huyghens inventa la pendule à balancier, précise et fonctionnant en continu, avec ses engrenages elle matérialisait le concept cartésien de l'univers-machine et « mesurait objectivement » le temps qui passe.
C’est ainsi que les montres, devenues si bon marché que chacun peut s'en offrir une, alors que voici un siècle c'était encore un objet rare, réservé aux citadins aisés, créent l'illusion du temps linéaire.
Le calendrier
Un autre accessoire familier contribue à « linéariser » le temps : il s’agit du calendrier. D'une part, il ordonne et matérialise le passé, d'autre part, il anticipe l'avenir qui en acquiert déjà un semblant d'existence. Imprimé dans l'agenda, Noël semble si « réel » qu'on se prépare déjà aux fêtes !
Le calendrier, en lui-même, est cyclique. Chaque année on retrouve les mêmes fêtes aux mêmes jours. Le printemps tombe le 21 mars et le 14 juillet, notre fête nationale, revient chaque année à la date du 14 juillet. Seules quelques fêtes chrétiennes se promènent sur ce cercle des jours avec une date qui change chaque année : Pâques, l’Ascension et Pentecôte.
Ce qui rend le calendrier linéaire, c’est l’ajout de l’année. En effet, le 14 juillet 2018 n’est pas la même chose que le 14 juillet 2017. On pourrait très bien donner des noms aux années comme on l’a fait aux jours en leur attribuant le nom d’un Saint ou encore comme on le fait pour les mois depuis l’Antiquité (Janvier, Février, etc.). Mais un choix, pas forcément judicieux, a été fait de les numéroter linéairement. C’est à partir de là que le temps s’en trouve figé sur une ligne car 2018 est forcément après 2017 et se trouve elle-même avant 2019.
Le temps est la cause de mortalité la plus importante
Le hic de l'histoire, c'est que, montre ou sablier, ils mangent notre vie. De quoi meurt-on si ce n'est du temps ? « On compte les minutes qui nous restent à vivre, et l'on secoue notre sablier pour le hâter », écrivait de Vigny. Un chrono implacable matérialise le temps qui, tel un rat, grignote sans cesse ma vie seconde après seconde.
Comment luter ? Fuir en avant serait une réaction logique. Mais le temps est limité ? Alors on va chercher à remplir notre sablier inférieur au maximum. Pour cela, il faut produire plus, jouir plus, acquérir tout, tout de suite, se hâter de plus en plus.
Montre et calendrier deviennent de lourds facteurs de stress : ce travail doit être fini avant le... On s’impose des jalons, des dates buttoir, des limites, des échéanciers. Le temps nous est compté : 25 jours de congés annuels, 35 heures de travail par semaine, … Pour vivre plus, on vit plus vite, on court plus vite, on roule plus vite, on vole plus vite. Nous cherchons à battre tous les records et à faire toujours plus de productivité. Résultat, on meurt aussi plus vite : la hâte met sous pression, affole et dérègle nos rythmes biologiques par rapport à ceux de l'univers.
Le temps linéaire, qui donne l'impression que la vie nous glisse entre les doigts, nous rend « malades du temps ». Les gens pressés souffrent du syndrome du temps : ils fabriquent trop d'adrénaline, d'insuline et d'hydrocortisone, leur estomac sécrète trop d'acide, ils respirent trop vite, ont des contractures musculaires et leur taux de cholestérol grimpe. La hâte fait mourir plus tôt, d'infarctus, par exemple.
Le mythe du progrès
Le corollaire du temps linéaire, c'est le mythe du progrès linéaire continu, irrésistible. Certes, l'ordinateur est un « progrès » par rapport à la calculatrice mécanique. Le smartphone est un progrès par rapport aux anciens téléphones avec cadran circulaire. D'accord, les nouveaux produits sont en « progrès » par rapport aux anciens : aujourd'hui on lave plus blanc qu'hier, mais moins blanc que demain... Les voitures de l'année sont en « progrès » par rapport au modèle de l'an passé, etc. La science n'arrête pas de « progresser ». Pour nous, tout ce qui est nouveau est nécessairement meilleur. Tout change, tout bouge, donc tout progresse et s'améliore. Cette notion de progrès, en tant que valeur absolue, est aussi pernicieuse et abstraite que le temps linéaire. Et c’est un facteur supplémentaire de stress.
Nous estimons rétrogrades les modes de vie figés, comme dans nos villages d’autrefois et quelques régions perdues d’Afrique ou d’ailleurs. Pourtant, cet immobilisme, – qui nous fait horreur –, efface le temps linéaire et presque le temps tout court. Le vieillard qui se balade dans son village y revit son enfance. Le puits n'a pas changé depuis qu'il était gosse et c'est lui qu'ont connu son père, son grand-père... Les femmes portent les mêmes blouses, les mêmes cruches d’eau sur la tête, les enfants jouent aux mêmes jeux. Les huttes sont pareilles, de même que les champs. Aujourd'hui est comme hier et semblable à demain. Les ancêtres sont toujours là, présents auprès des vivants.
Mais quand nous, Occidentaux, retournons au village de notre enfance, nous y retrouvons sans doute l'église inchangée, mais tout le reste est bouleversé, détruit pour mieux être reconstruit et « modernisé ». Il ne nous reste que la nostalgie. Les seules traces de notre jeunesse, nous les retrouvons dans quelque objet familier oublié dans un tiroir, dans un album de photos jaunies...
Dans la nature et la vie, le « progrès » existe-t-il ? Est-ce parce qu'on bat chaque année des records sportifs réputés imbattables que, physiquement, l'humanité progresse ?
La vie évolue, certes, mais est-elle en progrès perpétuel ? L'évolution est-elle linéaire ? Le chêne d'aujourd'hui est-il en progrès comparé à celui des druides de l’ancienne gaule ? Les espèces d'aujourd'hui sont-elles en « progrès » par rapport à celles des époques géologiques ? Elles se sont adaptées au milieu changeant, c'est tout. Le lapin est-il un progrès par rapport au dinosaure, la fourmi face à l'éléphant ?
L'homme moderne n'est pas nécessairement, ni en tous points, supérieur à l'homme archaïque. Face aux Pygmées, condamnés d'ailleurs à disparaître avec la forêt équatoriale surexploitée, le citadin moderne n'est en progrès ni au point de vue force et santé, ni au point de vue joie de vivre, malgré leur mode de vie « primitif ». En tous cas, pour le Pygmée, la notion « XXIe siècle » n'existe pas, pas plus que pour le reste de la nature.
Un espoir, pourtant, devant cette fuite en avant : le gouvernement français abaisse la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires ! On va enfin prendre le temps de vivre… (ou prendre plus souvent l’autoroute).
D’après un texte d’André Van Lysebeth, librement modifié par dramatic.fr